L’agriculture urbaine : vecteur de résilience sous-estimé ?

Publié le 19 Juillet 2014

Il y a deux semaines j’ai eu une discussion avec une amie dont les recherches portent sur les méthodes d’analyse de cycle de vie ou ACV. L’ACV est un outil d’évaluation environnementale standardisé qui quantifie les impacts environnementaux (flux de pollution par exemple) d’un produit ou d’un service tout au long de son cycle de vie, depuis l’extraction des matières premières, à sa production, distribution, utilisation et jusqu’à la gestion de sa fin de vie. Par exemple, pour une paire de chaussure, l’ACV permet de déterminer précisément la quantité de CO2 émis depuis l’extraction/fabrication des matières premières (cuir, plastiques, caoutchouc), jusqu’aux flux de CO2 liés au transport, à la distribution et au recyclage ou à l’incinération. L’ACV permet donc d’obtenir, entre autres, le « poids carbone » du produit.

L’ACV est fondée sur une approche fonctionnelle : les impacts potentiels d’un bien ou d’un service sont quantifiés par unité de « service rendu » (unité fonctionnelle) permettant ainsi de comparer des systèmes très contrastés (par exemple, le train, la voiture et la visioconférence) rendant le même service (participer à une réunion).

Initialement, l’ACV a été conçue selon une approche dite « orientée produit » dans le but d’apporter des éléments d’information sur les biens et services à différents interlocuteurs. Depuis quelques temps, on s’intéresse à des systèmes couvrant des échelles plus larges comme les collectivités territoriales (municipalités) à travers l’ACV d’un territoire.

La méthode de l’ACV est bien sûr intéressante en soi mais étudier ses limites pour essayer de les repousser est encore plus intéressant. Une de ces limites, actuellement débattue, porte sur l’absence de prise en compte de la résilience du système étudié (produit, territoire). L’idée de ce billet est de tenter d’expliquer ce qu’est la résilience et de discuter de l’intérêt de la prendre en compte dans le cadre d'une analyse d'impacts environnementaux. Je développerai cette idée en prenant l’exemple de l’agriculture urbaine.

Description de l'ACV (source: pôle éco-conception).

Description de l'ACV (source: pôle éco-conception).

Le concept de résilience est plutôt vague et touche de nombreux domaines. Par exemple en écologie la résilience est la capacité d’un système écologique (un écosystème, une population, un habitat) à revenir plus ou moins rapidement à un état d’équilibre dynamique après une phase d’instabilité due à une perturbation. En économie on parle de résilience lorsqu’on traite de la capacité d’un système économique à surmonter un choc. Disons que la résilience c’est la capacité d’un système à revenir à ou à ne pas quitter un état d’équilibre proche de l’état initial après un choc.

Aujourd’hui ce concept est largement absent lorsqu’on étudie les impacts environnementaux des activités humaines. En général on se limite à en déterminer l’éco-efficacité, dérivée des résultats d’ACV. Cela se traduit par exemple par la prise en compte des émissions de CO2 engendrées par la fabrication et l’utilisation des produits de la vie courante (voir l’exemple de la paire de chaussures au dessus). En comparant l’éco-efficacité de deux produits remplissant la même fonction, on peut dresser une échelle de valeur environnementale entre ces deux produits. Si un prix du carbone est établi, la monétarisation et la prise en compte du coût de la pollution engendrée par chaque produit est théoriquement réalisable. En théorie toujours, il est donc possible d’intégrer au prix de chaque produit le surcoût associé à la pollution que sa fabrication/utilisation engendre.

La conséquence de tout ceci est qu’il est en théorie tout à fait possible d’intégrer le concept d’éco-efficacité à la théorie des avantages comparatifs sur laquelle est basé le commerce international, ce qui conduirait à intégrer les surcoûts liées aux émissions de gaz à effet de serre (GES) aux prix des biens échangés.

La théorie des avantages comparatifs a guidé le développement du commerce international et a été démontrée pour la première fois par l’économiste britannique David Ricardo en 1817 dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt [1]. Le principe de l’avantage comparatif est que les individus d’un pays se spécialisent dans la production des biens pour lesquels ils sont relativement et non absolument plus efficaces. Pour comprendre prenons l’exemple d’un PDG d’une société qui tape plus vite que sa secrétaire. A-t-il intérêt à taper lui-même? Non, car il dispose d’un avantage comparatif à d’autres tâches (comme trouver de nouveaux clients) et sa secrétaire un avantage comparatif (bien que non absolu) à dactylographier. Tout le monde est gagnant dans cette répartition des tâches.

Dans notre économie mondialisée les choses se passent de la même manière. Ce qui conduit à une production spécialisée et spatialisée. Ceci est notamment vrai pour les denrées agricoles soumises au libre-échange.

Il est souvent reproché au libre-échange et à la théorie des avantages comparatifs sur lequel il repose de ne pas tenir compte des coûts environnementaux, notamment des coûts liées aux émissions de gaz à effet de serre liées au transport des produits, ou encore des coûts sociaux, par exemple ceux liées au déplacement de populations (confiscation des terres), à la dégradation de la santé humaine (cancer liés aux pesticides par exemple). C’est vrai la plupart du temps. Mais comme nous le disions plus tôt, rien n’empêche a priori d’estimer et d’intégrer ces coûts sous la forme de « surcoûts» dans le prix des produits échangés. Ce n’est certes pas évident et cela nécessite un certain nombre de données (parfois non existantes) mais c’est théoriquement possible. Cela aurait probablement pour effet de relocaliser une partie de la production et de favoriser les modes de cultures plus respectueuses de l’environnement et des hommes.

Néanmoins cela ne signerait pas nécessairement la fin de la mondialisation des échanges de produits agricoles. En particulier il est tout à fait possible que, même en tenant compte des coûts engendrés par l’émission des GES liée à la production et au transport, il soit toujours plus « efficace » économiquement d’importer de l’agneau de Nouvelle-Zélande que de l’élever en France. Et cette conclusion découle directement de la théorie des avantages comparatifs.

La question qui se pose alors est la suivante: si on fait l’hypothèse que les surcoûts environnementaux/sociaux sont intégrés au prix des produits, doit-on penser que le libre-échange garantie la triple efficacité économique, environnementale et sociale ? La réponse est non car la résilience environnementale, économique et sociale des systèmes de production n'est pas prise en compte. Reprenons notre exemple de production d’agneaux et supposons que les avantages comparatifs conduisent à concentrer toute la production d’agneaux en Nouvelle Zélande (ce qui est déjà plus ou moins le cas en réalité). Supposons maintenant qu’une maladie incurable vienne décimer toute la population ovine néo-zélandaise : ceci se traduira inexorablement par un choc économique, d’autant plus important que les agriculteurs se seront spécialisés dans la production ovine. En outre, le pâturage des moutons maintient une forme d’écosystème très particulier qui viendrait selon toute vraisemblance à disparaitre si les moutons disparaissaient. Cela conduirait donc à un choc environnemental. Enfin, cela se traduirait probablement par un exode rural ou du moins une relocalisation de la population rurale. En d’autres termes, le choc serait économique, écologique et social. Ce choc serait évidemment d’autant plus fort que les activités économique et sociale et le fonctionnement des écosystèmes reposeraient sur une seule et même production. Et la résilience du territoire concerné serait d’autant plus difficile.

Monoculture céréalière en agriculture "conventionnelle"

Monoculture céréalière en agriculture "conventionnelle"

L’agriculture ne joue pas uniquement un rôle de production, elle peut également jouer un rôle de préservation de la biodiversité, de conservation de structures paysagères, elle peut favoriser les liens entre consommateurs et producteurs de denrées alimentaires, créer des emplois directement ou indirectement liés à la production d’aliments. Tous ces bénéfices interagissent entre eux et avec la production de biens agricoles, dans une approche territoriale (liens géographiques) et dynamique (liens temporels). La résilience découle de l'ensemble de ces interactions. Ainsi, en favorisant la création de réseaux économiques, écologiques et humaines, on peut faire l’hypothèse que certaines formes d’agriculture œuvrent pour une meilleure résilience (économique, environnementale, sociale) des territoires. Néanmoins, il est difficile d’estimer la valeur de ces bénéfices dans une optique dynamique et spatialisée tant les interrelations entre les différents rôles de l’agriculture sont nombreuses. Intégrer ces bénéfices aux coûts des produits semble donc compliqué.

Les projets d’agriculture urbaine favorisent la résilience écologique en protégeant les corridors écologiques. En outre les modes de culture sont généralement plus respectueux de l’environnement qu’en agriculture « conventionnelle » rurale. Ils favorisent également la résilience économique en favorisant l’emploi de proximité, la distribution en circuit court et l’absence de fluctuation des cours. En effet, en fixant un prix ex ante et non basé sur les fluctuations du prix de marché mais sur les coûts de production, les projets d’agriculture soutenus par la communauté (par ex. les AMAP en France) sont un exemple de modèle de résilience face aux chocs économiques. Enfin ils favorisent la résilience sociale en favorisant les liens étroits entre consommateurs, producteurs, produits et modes de production, et en jouant des rôles d’information, sensibilisation et de cohésion sociale.

Aujourd’hui, ces bénéfices en termes de résilience ne sont évidemment pas pris en compte dans le prix des produits. Et mon propos est justement de dire qu’au delà du surcoût « carbone », progressivement discuté et intégré, l’intégration du surcoût engendré par la perte de résilience des territoires due à l’agriculture telle qu’elle est réalisée aujourd’hui, conduirait probablement à une révolution agricole en faveur de l’agriculture urbaine de proximité. L’intégration de ce surcoût à l’économie internationale basée sur la théorie des avantages comparatifs conduirait à une relocalisation de la production et à une diversification de celle-ci. L’agriculture urbaine, vectrice de bénéfices sociaux, environnementaux et économiques en terme de résilience serait largement favorisée et serait considérée comme mode de production « modèle ». Reste maintenant à démontrer que cette hypothèse est vraie…

[1] La théorie des avantages comparatifs est à la base de l’enseignement de l’économie internationale. Cette théorie vieille de deux siècles n’a pas de réfutation formelle. C'est le credo officiel de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Néanmoins la théorie stipule seulement que le libre échange est supérieur à l’autarcie mais pas qu’il est supérieur à toute autre forme d’échange.

Agriculture urbaine (source: FAO).

Agriculture urbaine (source: FAO).

Rédigé par Le jardinier nancéien

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